« Tu vas finir à Yzeure ! » Combien de fois, dans ma jeunesse bourbonnaise, ai-je entendu cet avertissement en guise de boutade ? Eh bien oui, plus de cinquante après, j’ai fini à Yzeure.
Non point enfermé dans l’hôpital psychiatrique de sinistre réputation. Mais auto-séquestré, le temps d’un week-end de novembre, dans un foyer socio-culturel niché dans un quartier banal de cette morne commune située en lisière de Moulins. Auto-séquestré pour une cause romantique, celle du noble jeu. Autrement dit, inscrit de mon plein gré à un tournoi d’échecs. Histoire de renouer avec l’ambiance d’un vrai tournoi d’échecs « dans la vraie vie ». Histoire de me désintoxiquer de l’addiction échiquéenne sur le web. Histoire de revivre les émotions, euphorisantes ou éprouvantes, que l’échiquier nous inflige comme nul autre pareil, sous l’arbitrage implacable du maître du temps, la fameuse pendule, bourreau électronique aussi sentencieux que silencieux, dépouillé du tic-tac anxiogène de jadis. Mémoire d’un folklore échiquéen que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître.
Silence habité
Coté accueil, ce Premier Open d’Yzeure Echecs a de quoi ravir le joueur maniaque. La salle est moderne, propre, fort bien éclairée par un soleil d’automne. Nulle promiscuité : un échiquier par table. Les chaises sont confortables : leur dossier souple autorise même le balancement autistique. Les échiquiers sont en marqueterie. Les pièces en buis. Preuve que ce club a le bon goût de bannir les pièces en plastique. L’arbitre est courtois et élégant. Costume sombre, chemise blanche, cravate sobre, veste estampillée par un blason de la FFE (Fédération Française des Échecs). Tout est harmonie. Assez de délicatesse pour donner envie de jouer.
Côté ambiance, le spectacle pourrait paraître étrange au visiteur d’un jour qui découvre les rites échiquéens. Pendant les deux heures que dure une partie, — deux heure trente parfois, selon la cadence choisie par le règlement du tournoi —, règne un silence habité, lourd, sépulcral. Entre concentration et réflexion, entre combinaisons et spéculations, entre l’esprit hypothétique et la gravité de la décision, le joueur fixe son regard sur des pièces de bois. Il s’interroge sur des cases, sur des colonnes, sur des diagonales. Il compte et recompte le nombre de coups qu’appelle sa construction cérébrale. Il pèse et soupèse la pertinence d’un sacrifice matériel ou positionnel. Il sait que la moindre erreur, — approximation, égarement ou négligence —, le précipitera, dès qu’il lâche la pièce, dans les tourments de l’affliction, de la colère, de la désolation, de l’humiliation, du remords. Assez de quoi s’auto-flageller jusqu’à la prochaine partie, là où il faut savoir « passer à autre chose ». C’est pourtant sa faute, sa très grande faute. Comment « se » pardonner ? Comment expier ? Comment oublier ce moment de faiblesse ? Oui, le jeu d’échecs porte bien son nom : angoisse philosophique face à la mort imminente du Roi.
Côté émotions, le noble jeu ne fait pas dans la nuance. La victoire est douce. La partie nulle est frustrante. La défaite est amère. Lieu commun de l’univers ludique. Trop facile, sur l’échiquier, de réduire l’issue d’une partie à l’alternative jouissance/détresse. Tout simplement parce qu’avant de gagner ou de perdre, le brainstorming fait son œuvre aussitôt le premier coup joué. Tempête de cerveau. Tornade de sensations. Rafale d’hormones. Au gré des angoisses et des peurs qui tempèrent notre goût du risque. Posture hérétique, rétorque le Grand Maître Xavier Tartakover : « Celui qui prend des risques peut perdre, celui qui n'en prend jamais perd toujours. » Aux échecs, c’est vrai, l’audace est bonne conseillère. La témérité, un peu moins.
Conscience bousculée
Côté sécrétion, l’inconscient fait ce qui lui plaît quand il s’agit de chahuter la conscience éveillée. Devant l’échiquier ou ailleurs, il s’ingénie à mobiliser toutes les hormones avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’elles échappent à notre contrôle, jusqu’à ébranler nos choix et jeter le doute sur nos intuitions.
Pour autant, est-il si sournois cet inconscient ? Rien n’est moins sûr. Puisqu’il libère en nous des mécanismes de défense que rythment nos décharges d’hormones, au gré des émotions qui nous assaillent au cours de la partie d’échecs.
La testostérone, hormone de la « masculinité », serait-elle déterminante pour attiser notre envie de gagner ? Il est permis d’en douter, au regard de la combativité qu’une femme déploie, à forces égales, au cours d’une joute échiquéenne.
L’adrénaline, elle, aide l’organisme à encaisser le stress, au prix d’effets indésirables. Le rythme cardiaque s’accélère. La respiration devient haletante. La pression artérielle augmente. Face à l’impitoyable zeitnot, — cette fameuse crise de temps que la pendule ourdit pour narguer nos indécisions chroniques —, l’adrénaline nous câline jusqu’à affûter lucidité et réactivité. Alors vive l’adrénaline !
Le cortisol agit aussitôt en réconfort. Il livre au cerveau assez d’énergie pour supporter le stress, réguler la tension artérielle, apaiser la fonction cardiovasculaire. Rares, il est vrai, sont les joueurs d’échecs terrassés par une crise cardiaque à l’issue d’une défaite cuisante.
La vasopressine apporte sa part, elle aussi, dans la gestion de l’anxiété. Elle régule les fonctions urinaires et la pression sanguine. C’est grâce à elle ou à cause d’elle que le joueur d’échecs va souvent pisser, au fur et à mesure que la partie installe sa dramaturgie.
La dopamine, molécule du plaisir et de la récompense, vient enfin calmer la tempête d’hormones dès que la victoire se profile, sans compassion aucune pour la détresse de l’adversaire.
Ainsi va une partie d’échecs, au gré des calculs incessants, des humeurs impétueuses, des secrètes secrétions. Preuve que le joueur d’échecs ne sera jamais un robot. Avec l’assurance que la nature humaine embellira toujours le noble jeu.
Bref, devant l’échiquier, le joueur affronte trois adversaires : le joueur qui lui fait face, la pendule qui le nargue, et l’inconscient qui aime tant prendre l’ascendant.
Tout cela à la charge d’un esprit tout entier absorbé par des pièces de bois enchevêtrées dans un jeu inextricable de combinaisons tour-à-tour insidieuses, mesquines ou meurtrières. Torture cérébrale dans les règles de l’art : sans gémissement, sans hurlement, sans injure, sans protestation, sans aveu. Oui, une véritable histoire de fous, sur case blanche ou sur case noire. Assez de quoi « finir à Yzeure ».
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Rapport d’expertise
Juste pour le plaisir égotiste, — entre masochisme et narcissisme —, je ne résiste pas à l’envie de commenter brièvement les cinq parties que j’ai jouées lors de cet Open d’Yzeure Echecs. Façon comme une autre d’exorciser mes défaites et d’honorer mes victoires. Inventaire lapidaire réservé aux amateurs plus ou moins éclairés du noble jeu.
Ronde 1 – Je joue avec les Blancs face à Émile qui, dès son premier coup, — 1-…e6 — propose de m’aventurer dans une défense française que je m’amuse à rendre hérétique en répondant 2-De2, la variante Tchigorine assez peu explorée par les spécialistes de cette ouverture. Le développement laborieux des pièces noires oblige à céder un Fou pour endiguer la pression constante des Blancs. L’avantage matérielle est de courte durée, depuis que le sacrifice d’une pièce a permis aux Noirs de reprendre l’initiative au profit d’une paire de Cavaliers aux cavalcades assassines. Je ne dois mon salut qu’au zeitnot oppressant, — crise de temps —, que subit mon adversaire. Par étourderie, dans une position à son avantage, il oublie d’appuyer sur le bouton de la pendule. Au 54e coup, son crédit de temps est épuisé. La partie est perdue pour lui. Victoire ignominieuse pour moi. J’attends avec impatience la ronde 2 pour ravaler ma honte.
Ronde 2 – Je joue avec les Noirs face à José, dans un début fermé qui m’offre l’opportunité de choisir la Défense Tchigorine, — 1- Cf3 Cf6 2- d4 d5 3- Ff4 Cc6 —. Après mûre réflexion, je sacrifie mon pion a7 pour prendre l’initiative. Et je ne la lâche pas. J’ai comme l’impression de conjuguer précision et célérité. La pendule me met en confiance, avec un crédit de 20 minutes d’avance. Au 23e coup, une de mes Tours s’installe dans le camp adverse, préfigurant le soutien imminent de sa consœur. La position devient trop critique pour les Blancs. Mon adversaire abandonne au 28e coup. Victoire assez sereine pour expier mon gain honteux de la ronde précédente.
Ronde 3 – Je joue avec les Noirs face à Anthony, dans une défense Petroff refusée. Il préfère installer une solide partie des trois cavaliers, — 1-e2 e4 2- Cf3 Cf6 3- Cc3 Fb4 —, qui me donne l’illusion de pouvoir mener une impétueuse offensive pour la conquête du centre. Dans la fougue de mon attaque, je confonds audace et témérité. Ma ligne offensive ne tarde pas à s’épuiser face aux coups précis de mon adversaire qui trouve la petite faille promettant de créer une grosse brèche dans la défense trop précaire de mon Roi. J’abandonne au 28e coup au moment où je réalise que « tout est perdu fors l’honneur ».
Ronde 4 – Je joue avec les Blancs face à Alexis. Il opte pour une Défense Sicilienne qui me permet de mettre en scène ma « marotte échiquéenne », — 1-e4 c5 2- Fc4 —, le coup d’Andersen, rebaptisé Variante Bowder, dans le registre romantique du XIXe siècle. Au 16e coup, mon Fou en case blanche conquiert le pion e6 et affirme une position dominante, mais pas assez menaçante pour afficher un clair avantage positionnel. À l’appui d’une solide défense, mon adversaire m’oblige à répéter trois fois la même position au 39e coup, avec la partie nulle pour sentence règlementaire. Équité autant qu’égalité.
Ronde 5 – Je joue avec les Noirs face à Christophe, le joueur en tête du tournoi, affichant un sans-faute, avec 4 points sur 4. Dans un début fermé, j’opte à nouveau, et sans complexe, pour « ma » Défense Tchigorine. 1- d4 d4 2- Cf3 Cc6 3- e3, affublée d’un étrange 3- … a6, à la fois solide et timoré. Un de mes cavaliers s’installe en d5 dès le 7e coup pour affirmer ma conquête du centre. Cette position, prometteuse en apparence, aiguise la vigilante acuité de mon adversaire qui parvient dès le 24e coup à identifier une faiblesse sur mon aile Roi. Il trouve la faille, force l’échange de Dames et introduit une Tour assassine dans mon camp. Ite missa est au 33ecoup. Perdant je me découvre, mais fier je suis de m’être montré si coriace face à un joueur si brillant.
À l’issue de ce sympathique tournoi, je ne pense pas avoir fait œuvre d’expertise, « cet art de se tromper selon les règles », selon le bon mot de Paul Valéry. Je sais simplement que j’ai pris beaucoup de plaisir à renouer avec mes ouvertures favorites dans une tempête d’émotions qui relève plus de l’addiction que de l’épreuve.
Oui, j’assume et je revendique l’effroyable paradoxe de ce jeu « trop ludique pour être sérieux, et trop sérieux pour être ludique ». Tant mieux si je donne raison au sage Félix Mendelsohnn. Et tant pis si je prends le risque de « finir à Yzeure ».
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