La nostalgie peut-elle prendre rendez-vous avec l’avenir ? Cette question saugrenue vient vite à l’esprit après avoir savouré le film « Joueuse » de Caroline Bottaro. Les joueurs d’échecs chevronnés — parmi lesquels je me reconnais — penseront peut-être que cette charmante œuvre cinématographique contribuera à redorer le blason du « noble jeu ». Que nenni !
Remarquons tout d’abord que l’affiche du film prend soin d’oublier l’échiquier, tant dans l’image que dans les mots. Une manière élégante de fuir l’univers réducteur des 64 cases, réputé par trop intello. Parce que « l’air du temps » est plutôt fâché avec les « produits intello »…
Saluons aussi la subtile « libre adaptation » du roman « La joueuse d’échecs » de Bertina Henrichs. Le jeu d’échecs n’est que le prétexte instrumental à une version contemporaine, glauque à souhait, du conte Cendrillon. Ou comment une simple femme de ménage, lasse de mimer le bonheur conjugal, se laisse porter et emporter par ce jeu envoûtant. Une terrible addiction entre refuge et perdition : misérable pathologie du joueur d’échecs, incarnée à merveille par Sandrine Bonnaire, en pauvresse plus touchante que jamais.
Rendons enfin hommage au réalisme désenchanté qui sert d’approche au noble jeu et à ses mystères insondables. Même si certains clichés reviennent à outrance : la pseudo-connotation intellectuelle du jeu, les allusions philosophiques un peu lourdingues, — comme si les vrais joueurs d’échecs étaient du style à philosopher ?! —les échanges de regards, méchants ou compatissants, entre joueurs, une attitude désinvolte dont un joueur d’échecs bien élevé sait s’abstenir…
Point d’orgue de la démonstration, les dialogues du film privilégient une conception aliénante du jeu d’échecs, assez véridique par ailleurs, comme nous l’assènent deux répliques-culte, à mon goût, sur l’étrange emprise cérébrale du « noble jeu » : « Pourquoi ce jeu, pour vous, est si important ? » (…) « À quoi ça sert d’être le meilleur, si on n’en fait rien ? »
Tout le mystère des échecs se niche dans ces deux questions. Et la magie est à son comble lorsque l’héroïne dispute avec son mentor, les yeux dans les yeux, une partie à l’aveugle, un tumultueux Gambit Roi — les initiés me comprendront… —
Comme un air de romantisme qui souffle sur l’échiquier !
Juste assez pour ériger ce film en œuvre de référence pour les sociologues du jeu qui prendront plaisir, plus tard, à analyser la valeur symbolique des échecs dans notre monde robotisé… Et là, renaîtra la nostalgie pour le roi des jeux et jeu des rois.
REMARQUE SUBSIDIAIRE : les puristes de l’adaptation cinématographique s’interrogeront. Le roman initial a pour cadre la Grèce. Pourquoi le film a-t-il alors choisi la Corse ? Juste deux éléments de réponse : le vice-président de la Fédération Française des échecs est corse, et il apparaît subrepticement dans le film… Chut, je n’en dirai pas plus.
Commentaires
Bonjour
Votre billet m'a beaucoup plu et j'ai écrit un article sur lui sur mon blog.
Yves
MERCI pour votre chronique fort élogieuse, et félicitations pour votre blog qui aime relativiser "l'aura officiel" du noble jeu...
Félicitations en tout cas pour votre travail, dont je deviens, dès ce jour, un admirateur assidu.
Bien à vous.
Merci
Je crois que ce que je souhaite relativiser c'est moins l'aura du jeu d'échecs mais plutôt ce que certains en font. J'ai surtout peur de la pensée unique qui nous désigne ce qui est bien, beau pour nous l'imposer et en tirer profit.
"Joueuse" n'est pas un film sur le jeu d'échecs qui n'est qu'un outil pour la réalisatrice (elle ne s'en cache pas). Ce qui me gêne c'est que des acteurs du monde du jeu d'échecs s'en servent comme si c'était le "film" sur le jeu d'échecs. Pourquoi ?
Amicalement
Yves
Votre humble avis l'est-il vraiment?
Quatorze (14) rubriques qui sont vôtres l'attestent-il?
Quant à Pergolèse mort à 20 ans, à part un "stabat mater" c'est vrai très beau, il n'a pas composé grand chose ...
Remarques en flannant et sans rancune évidemment.
Lambert.
Mes hommages pour cette remarque en suspicion légitime !
"Humble avis"... Oui, un titre qui transpire un peu l'impromptu, voire le présomptueux.
Un miroir narcissique qui aime bien recevoir aussi le "regard des autres", comme l'atteste votre petit mot.
Sans rancune aucune, moi de même.
En espérant bientôt mieux vous connaître.
Merci pour votre fidélité.
Merci Yves pour cette remarque judicieuse !
Oui, je partage votre embarras. À croire que les apparatchiks de l'échiquier français font feu de tout bois pour promouvoir un "noble jeu" qui sert seulement de prétexte psychologique (et esthétique) à la dramaturgie du film.
Mais le dicton est éternel : "Faute de grives on mange des merles".. Il est si rare que le 7e art porte un soupçon d'intérêt au jeu d'échecs, cette "occupation inutile", selon le bon mot d'Albert Einsten à son ami Emmanuel Lasker.
Bien à vous.