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LE LIVRE DE LA SEMAINE (n°9)

Cette semaine, j’ai le plaisir de vous présenter le recueil de poésies, injustement oublié, de Théophile Gautier, ami intime de la famille Daudet.

GAUTHIER (Théophile).- Émaux et camées
(Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1928 – 192 pages, 12 sur 17,5 cm, édition ornée de 110 aquarelles de Henri Garuchet)

NDLR – Peu d’auteurs ont osé comme lui confesser la laideur absolue du monument saugrenu qui trône Place de la Concorde…


L’obélisque de Paris

Sur cette place je m’ennuie.
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glissent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.

Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor.

Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramydion vermeil.
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !

Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.

La sentinelle granitique
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la chambre des députés

Sur l’échafaud de Louis Seize.
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaète
Au blanc plumage, aux serres d’or.

La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans es crues
Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !

Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la Chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.

Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou.

Et n’a même pas d’hypogées
À l’abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux,

Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couvre son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !



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