Focus sur la secte Takèlélo
À l’approche du championnat de France d’échecs qui se disputera dans quelques jours à Agen, osons une approche ethnologique de l’étrange tribu des passionnés du jeu d’échecs dont les plus acharnés sont, à n’en pont douter, membres actifs de la « secte Takèlélo », tout à la gloire de performances homériques — et non moins narcissiques — permettant de grappiller quelques points de plus pour leur ELO, le fameux classement international permettant de hiérarchiser les talents… et d’intimider son prochain adversaire.
Lors du PARIS GRAND CHESS TOUR 2016, il suffisait de tendre l’oreille et d’ouvrir les yeux pour identifier, parmi le public des aficionados du noble jeu, quelques specimen assez rares de cette secte incroyable. L’épisode 4 de notre feuilleton s’en tient à quelques portraits authentiques et d’autant plus savoureux…
PARIS GRAND CHESS TOUR : un chef-d’œuvre d’alchimie
ÉPISODE 4 — Une tribu bizarre
Dans la salle, un autre spectacle se joue : l’étrange ballet, tantôt inerte, tantôt alerte, des spectateurs chevronnés. Une tribu bizarre qui mériterait une longue immersion pour en tirer un amusant traité ethnologique.
La majorité des aficionados présents — il faudra bien un jour inventer un mot pour qualifier ces passionné(e)s du « noble jeu » — sont assez jeunes, moins de trente ans probablement. Apparence juvénile plutôt qu’allure jeune : visages boutonneux, chevelures brouillonnes, tee-shirt à la gloire du jeu d’échecs, débit rapide de paroles lapidaires, langage abscons feignant la parfaite maîtrise du jeu, lunettes plus ou moins tendance, plus ou moins petites, plus ou moins propres… Quatre spectateurs sur cinq portent des prothèses oculaires : quelle plus belle cible marketing pour les opticiens !
En marge de cette joyeuse « d’jeunitude », une population assez spéciale mérite une mention toute particulière, celle des vaillants sexagénaires volubiles communiant au port de la caquette et du sac-à-dos. Là aussi, une mission ethnologique s’impose : chercher à comprendre pourquoi cette tribu de têtes blanches éprouve le besoin d’exhiber leurs jambes blanches et noueuses sous un bermuda désinvolte…
Dans cette scénographie où la spontanéité s’affranchit de tout scénario, tout ce petit monde rivalise de sketches insolites.
Un élégant praticien du droit, costume sans cravate, confesse à un ami sa dérobade judicaire : « J’ai obtenu le report de l’audience de cet après-midi pour pouvoir assister à ce tournoi. » Comme quoi la passion du noble jeu sait s’accommoder de la conscience professionnelle…
Un fringant quinquagénaire souriant, jean propre, chemise blanche, veste claire, — profil fonctionnaire de l’Éducation nationale en goguette —, se livre à de savants commentaires en prenant soin de plier son journal Libération. Signature gestuelle d’une opinion assumée, celle de la gauche bien-pensante.
Oui, le spectacle est dans la salle. Et le jeu d’échecs y participe de près ou de loin. À voix basse, un homme révèle un trésor de patience pour expliquer à son épouse le pourquoi du comment d’une combinaison que vient de jouer un grand maître. Un enfant pointe du doigt un diagramme pour chuchoter une combinaison que son père n’avait pas vue. Un spectateur senior tripote de ses mains graciles ses jumelles de théâtre : échéphile passionné scrutant les parties en cours projetées sur l’écran ou observant la psychomorphologie des joueurs d’échecs ? Au cours d’une ronde, un téléphone sonne dans la salle — grave entorse aux prescriptions arbitrales —. Regard noir du grand maître Nakamura en direction de l’anonyme importun. L’obscurité se joue du psychodrame. Moins de trois secondes et l’incident est clos.
Oui, le spectacle est dans la salle. Et la passion du jeu d’échecs malmène quelque peu les règles élémentaires du savoir-vivre. Un maladroit, regagnant son fauteuil, écrase le pied de son voisin : cri de douleur et noms d’oiseau. Un jeune homme à l’allure de gros bébé, assis devant moi, dégage une odeur nauséabonde : grève de douche depuis plusieurs semaines ? Encore un livre à écrire sur les approximations récurrentes que certains joueurs d’échecs trop inhibés concèdent à l’hygiène…
Oui, le spectacle est dans la salle, et le jeu d’échecs sourit à la magie d’un instant. Tombé du ciel ou de nulle part, un petit morceau de feuille aluminium, tel un confetti brillant, vient choir sur la scène, sous le regard amusé du grand maître Giri : déconcentration-récréation imputable à un « fait extérieur »… La Providence aussi se joue du règlement.
Oui, le spectacle est dans la salle. Il joue aussi les prolongations dans le hall d’entrée, au moment des entractes — vingt à trente minutes — qui ponctuent la transition d’une ronde à l’autre. Dès que tombe le verdict du dernier échiquier encore en lice, salve d’applaudissements, sourde clameur et brouhaha libérateur balaient la torpeur apparente de la salle. Les jambes sont engourdies, les esprits endoloris parfois. Une dame distinguée à l’accent so british avoue à sa voisine s’être endormie sur son fauteuil… D’un même élan libérateur, tout le monde se lève dans le fracas feutré des sièges qui se plient. Chacun y va de son commentaire à chaud ou de sa sentence à froid. Certains admettent ne pas avoir saisi les fines subtilités de combinaisons épiques. D’autres s’accordent le génie infatué d’avoir tout compris. Dans la salle des pas perdus, un ballet bien rôdé met en scène diverses options récréatives. Des badauds tendent l’oreille aux interviews que les champions accordent aux journalistes-chroniqueurs et vont rôder à l’entrée du plateau Dailymotion-TV. D’autres s’excitent face à un grand écran tactile permettant de revisiter les parties jouées à l’instant par les grands-maîtres, « juste pour tester une combinaison qui paraissait peut-être jouable », dixit un grand dadais qui se la joue « amateur devient maître ». Les gourmands se précipitent à la cafétéria où les attendent biscuits, café et jus de fruits. Dans le salon VIP, le champagne pétille et les amuse-gueule sourient. Les toilettes sont prises d’assaut après ce court épisode d’émotions gustatives et de bavardages futiles. La tribu disciplinée regagne la salle de spectacle pour assister à la prochaine ronde. Chacun retrouve son fauteuil et son voisin de compagnie. Un rustre refuse de céder la place qu’il vient de subtiliser, après l’entracte, à un jeune homme l’implorant poliment : « Ici, cela se passe comme ça, pas de place réservée ! », avec l’aplomb du goujat dans toute sa splendeur. Encore un livre à écrire sur les rapports tumultueux que certains joueurs d’échecs entretiennent avec la civilité.
Qu’il soit révélateur ou non de l’addiction échiquéenne, cet assaut d’impolitesse n’est point anodin. N’exprime-t-il pas le tropisme, l’égoïsme, l’égocentrisme du passionné du « noble jeu », prêt à toutes les incartades, — même les plus minables —, pour jouir sans entrave, hic et nunc, de sa passion dévorante. (à suivre)
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Commentaires
Mon ami d'enfance né en 1942 participe depuis de nombreuses années à diverses rencontres de ce noble jeu mais ne se comporte pas en grossier personnage ignorant les règles les plus élémentaires du respect d'autrui qu'il s'efforce au contraire de ne pas bousculer.
Il n'arbore aucun journal particulier ni les lunettes dernier cri dont il n' a que faire. Il cherche sa place avec prudence , le bras gauche tendu, en s'efforçant de ne bousculer personne et sa main droite dirige la canne blanche repliable qui ne le quitte jamais depuis l'enfance.
Alors forcément, son intérêt pour ce noble jeu n'a rien à voir avec la présentation proposée ci-dessus, présentation qui me fait penser à ce tableau de Rembrandt :" La ronde de nuit", tableau où tombent les masques du paraître pour nous ouvrir les yeux sur cette frime pitoyable que la sagacité d'un aveugle perçoit avec un humour revigorant.